Joseph Nye à propos des fluctuations du pouvoir dans le monde #TEDGlobal2010 #SoftPower

Par défaut


Je vous propose aujourd’hui de lire la transcription intégrale de l’intervention de Joseph Nye au TEDGlobal2010 à propos du Soft Power

 L’historien et diplomate Joseph Nye nous dresse un tableau très large des fluctuations de pouvoir entre la Chine et les États-Unis., et des conséquences globales des changements économiques, politiques, et de « pouvoir doux » à travers le globe. 

Translated into French (France) by Patrick Brault – Reviewed by Els De Keyser

Je vais vous parler du pouvoir en ce 21e siècle. Et fondamentalement, ce que je souhaite vous dire, c’est que le pouvoir est en train de changer, et qu’il y a deux types de changement que je souhaite aborder. L’un est la transition des pouvoirs, qui est le déplacement du pouvoir d’un état à l’autre. Et la version simplifiée du message est que c’est une transition d’Ouest en Est. L’autre est la diffusion du pouvoir, la manière dont le pouvoir s’éloigne de tous les états, qu’ils soient occidentaux ou orientaux, vers des acteurs non gouvernementaux. Ces deux choses constituent les gigantesques changements de pouvoir de notre siècle. Et je souhaite vous en dire plus sur chacune d’elles séparément, puis sur leur façon d’interagir, et enfin sur quelques raisons possibles de se réjouir.
Lorsque nous parlons de transition des pouvoirs, nous parlons souvent de l’essor de l’Asie. En réalité, nous devrions parler de la renaissance, ou du retour, de l’Asie. Si nous regardions le monde en 1800, vous remarqueriez que plus de la moitié des habitants de la Terre vivaient en Asie et qu’ils créaient plus de la moitié du produit mondial. Maintenant, faisons un saut jusqu’en 1900 : la moitié des habitants — plus de la moitié — vit encore en Asie, mais ils créent seulement un cinquième du produit mondial. Que s’est-il passé ? La révolution industrielle, qui a fait que d’un coup, l’Europe et l’Amérique sont devenus le centre prédominant du monde. Ce que nous allons observer durant le 21e siècle est l’Asie redevenant progressivement plus de la moitié de la population mondiale et plus de la moitié de la production mondiale. C’est crucial, et c’est un changement important. Mais permettez-moi de vous dire deux ou trois choses de l’autre changement dont je parle, qui est la diffusion du pouvoir.
Pour comprendre la diffusion du pouvoir gardez ceci en tête : les coûts informatiques et de communication ont été divisés par mille entre 1970 et le début de ce siècle. Évidemment, c’est un nombre énorme et abstrait, mais, afin de le rendre plus concret, si le prix d’une automobile avait diminué aussi rapidement que le prix de l’informatique, vous pourriez acheter aujourd’hui une voiture pour cinq dollars. Alors, lorsque le prix de n’importe quelle technologie baisse si drastiquement, les barrières à l’entrée s’effondrent ; n’importe qui peut participer à la compétition. En 1970, si vous souhaitiez communiquer d’Oxford à Johannesbourg à New Delhi à Brasilia et partout à la fois, vous pouviez le faire, la technologie existait.Mais pour pouvoir le faire, vous deviez être très riche — un gouvernement, une multinationale, ou peut-être l’Église catholique — mais vous deviez être très riche. Maintenant, tout le monde a cette capacité, qui était auparavant réservée, du fait de son coût à quelques acteurs seulement, si vous avez de quoi payer l’entrée d’un cybercafé — la dernière fois que j’ai regardé, ça devait être un euro de l’heure — et si vous avez Skype, c’est gratuit.
Donc, les capacités qui étaient autrefois réservées sont désormais accessibles à tout le monde. Et ce que cela signifie, ce n’est pas que l’âge d’or de l’État est terminé. L’État est toujours important. Mais la scène est surpeuplée. L’État n’est plus seul. Il y a de très, très nombreux acteurs. Cela est en partie bénéfique. Oxfam, un grand acteur non-gouvernemental. Mais c’est parfois néfaste. Al Qaeda, un autre acteur non-gouvernemental. Mais pensez aux conséquences sur la façon dont nous réfléchissons avec des termes et des concepts traditionnels. Nous pensons en termes de guerre,et de guerre entre états. Et vous pouvez repenser à 1941, lorsque le gouvernement du Japon attaqua les États-Unis à Pearl Harbor. Il est intéressant de remarquer qu’un acteur non-gouvernemental, en attaquant les États-Unis en 2001, a tué plus d’américains que le gouvernement du Japon en 1941. Vous devriez penser cela comme une privatisation de la guerre. Ainsi nous observons un grand changement en termes de diffusion de pouvoir.
Le problème, c’est que nous n’y réfléchissons pas d’une manière novatrice. Permettez-moi donc de prendre un peu de recul et de demander : Qu’est-ce que le pouvoir ? Le pouvoir est simplement la capacité d’influer sur les autres afin d’obtenir les résultats que vous souhaitez, et vous pouvez le faire de trois manières différentes. Vous pouvez le faire par la menace de coercition — le bâton ; vous pouvez le faire par la rémunération — la carotte ; ou vous pouvez le faire en poussant les autres à vouloir ce que vous voulez. Et cette capacité d’obtenir que les autres veuillent ce que vous voulez, d’obtenir les résultats que vous souhaitez,sans coercition ni rémunération, est ce que j’appelle la puissance douce. Cette puissance douce a été très négligée et largement incomprise. Et pourtant elle est extrêmement importante. En effet, si vous apprenez à employer davantage la puissance douce, vous pouvez économiser énormément de carottes et de bâtons. Traditionnellement, la manière dont les gens envisageaient le pouvoir était à l’origine en termes de pouvoir militaire. Par exemple, le grand historien d’Oxford, qui enseigna dans cette université même, A.J.P. Taylor, a défini une grande puissance comme un pays capable de gagner la guerre. Mais il nous faut une nouvelle définition si nous voulons comprendre le pouvoir au 21e siècle. Ce n’est pas juste de gagner la guerre,même si la guerre persiste. Ce n’est pas quelle armée triomphe ; c’est également quelle histoire triomphe. Et nous devons réfléchir bien plus en termes de narration, et sur quel récit sera le plus efficace.
Maintenant, permettez-moi de revenir à la question de la transition des pouvoirs entre les états et de ce qui se passe là. Les récits que nous utilisons aujourd’hui sont généralement la croissance et le déclin des grandes puissances. Et le récit actuel ne parle que de l’essor de la Chine et du déclin des États-Unis. Assurément, avec la crise financière de 2008, beaucoup de gens ont dit que ce serait la début de la fin pour la puissance américaine. Les plaques tectoniques de la politique mondiale se déplaçaient. Et le président Medvedev de Russie, par exemple, déclara en 2008 que c’était le début de la fin de la puissance américaine. Mais en fait, cette métaphore du déclin est souvent très trompeuse. Si vous observez l’histoire récente, vous noterez que les cycles de croyance envers le déclin américain vont et viennent tous les 10 ou 15 ans. En 1958, après que les Soviétiques aient mis le Spoutnik en orbite, c’était « C’est la fin de l’Amérique. ». En 1973, avec l’embargo pétrolier, et la fin des trente glorieuses, c’était la fin de l’Amérique. Dans les années 1980, alors que l’Amérique connaissait une transition, sous Reagan, entre l’industrie lourde du centre-ouest et l’économie de la Silicon Valley en Californie, c’était la fin de l’Amérique. Mais en fait, ce que nous avons vu, c’est que rien de tout cela n’était vrai. Bien sûr, les gens était exagérément enthousiastes dans les années 2000, lorsqu’ils pensaient que l’Amérique était capable de tout, ce qui nous a conduit à quelques désastreuses aventures en politique étrangère, et aujourd’hui, nous en revenons de nouveau au déclin.
La morale de cette histoire, c’est que toutes ces histoires d’essor, de chute et de déclin nous révèlent plus de choses sur la psychologie que sur la réalité. Si nous essayons de nous concentrer sur la réalité, alors nous devons nous concentrer sur ce qui se passe réellement au sujet de la Chine et des États-Unis. Goldman Sachs a prévu que la Chine, l’économie chinoise,dépassera celle des États-Unis en 2027. Nous avons donc, quoi, 17 années à peu près avant que la Chine ne nous surpasse. Un jour, avec 1,3 milliard de gens qui s’enrichissent, ils vont devenir plus gros que les États-Unis. Mais ne soyez pas confiants envers de telles prévisions, comme celle de Goldman Sachs, comme si elles nous donnaient une idée exacte des transitions des pouvoirs de ce siècle. Permettez-moi d’évoquer trois raisons pour lesquelles c’est beaucoup trop simple. Premièrement, c’est une projection linéaire. Vous savez, tout le dit, voici la croissance de la Chine, voici la croissance des États-Unis, et voilà — une simple ligne droite entre deux points.L’histoire n’est pas linéaire. Il y a souvent des accidents de parcours sur le chemin. La seconde chose est que l’économie chinoise dépasse l’économie des États-Unis, disons, en 2030, ce qui sera peut être le cas, ce sera néanmoins une mesure de la taille globale de l’économie, mais pas du revenu par habitant — ça ne vous détaillera pas la composition de l’économie. La Chine possède encore de larges régions sous-développées. Et le revenu par habitant est une mesure plus pertinente de la sophistication de l’économie. Et sur ce plan, les chinois ne dépasseront les américains que bien que plus tard, dans la deuxième moitié de ce siècle, après 2050.
L’autre élément qui vaut la peine d’être noté est la nature unidimensionnelle de cette projection. Vous savez, cela ressemble à la puissance économique mesurée selon le PIB. Cela ne vous dit rien sur le pouvoir militaire, ni sur la puissance douce. Tout est uni-dimensionnel Et aussi, lorsque nous réfléchissons à l’essor de l’Asie, ou au retour de l’Asie, comme je l’ai appelé un peu plus tôt, il est utile de rappeler que l’Asie n’est pas une seule entité. Si vous vous trouvez au Japon ou à New Delhi, ou à Hanoi, votre vision de l’essor de l’Asie est légèrement différente de celle que vous avez à Beijing. Et en effet, l’un des avantages que les Américains auront concernant leur puissance en Asie, c’est que tous ces pays veulent une police d’assurance Américaine contre la croissance de la Chine. C’est comme si le Mexique et le Canada étaient des voisins ennemis des États-Unis, ce qu’ils ne sont pas. Alors ces projections simples du genre Goldman Sachs ne nous disent rien de ce que nous devrions savoir sur la transition des pouvoirs.
Mais vous vous dites peut être : Et alors, de toute façon ? Pourquoi est-ce important ? Qui s’en soucie ? Est-ce uniquement un jeu pour les diplomates et les universitaires ? La réponse est que cela importe énormément. Parce que, si vous croyez au déclin, et que vous avez les mauvaises réponses à ces questions, les faits, pas les mythes, vous pourriez avoir des politiques très dangereuses. Permettez-moi de vous donner un exemple historique. La guerre du Péloponnèse a été le grand conflit durant lequel le système des cités grecques s’est effondré il y a deux millénaires et demi. Quelle en a été la cause ?Thucydide, le grand historien de la guerre du Péloponnèse, a dit que c’était l’essor du pouvoir d’Athènes et la peur que cela a provoqué à Sparte. Notez les deux parties de cette explication.
Beaucoup de gens prétendent que le 21e siècle répétera le 20e siècle, dans lequel la première guerre mondiale, la grande conflagration dans laquelle le système des états Européen s’est effondré et a perdu sa place centrale dans le monde, et que tout cela a été causé par l’essor de la puissance allemande et par la peur que cela a provoqué en Grande-Bretagne. Il y a des gens qui nous disent que cela va se reproduire aujourd’hui, et que nous allons voir arriver la même chose dans ce siècle. Non. Je pense que c’est faux. C’est une mauvaise interprétation de l’histoire. Premièrement, l’Allemagne avait déjà dépassé la Grande-Bretagne en puissance industrielle dès 1900. Et, comme je l’ai dit tout à l’heure, la Chine n’a pas encore dépassé les États-Unis. De plus, si vous avez cette croyance, cela crée un sentiment de peur, qui vous amène à sur-réagir.Le plus grand danger qui nous menace dans la gestion de cette transition des pouvoirs, dans ce basculement vers l’Est, c’est la peur. Pour paraphraser Franklin Roosevelt, dans un contexte différent, ce dont nous devons avoir le plus peur est la peur elle-même. Nous n’avons pas à craindre l’ascension de la Chine ou le retour de l’Asie. Et si vous avons des politiques dans lesquelles nous prenons en compte la perspective globale historique, nous serons en mesure de gérer cette transformation.
Laissez-moi maintenant vous dire un mot sur la distribution du pouvoir et sur la façon dont elle est liée à la diffusion du pouvoir, puis je ferai le lien entre ces deux types de pouvoir. Si vous vous interrogez sur la manière dont le pouvoir est distribué dans le monde aujourd’hui, il est tout à fait distribué à la façon d’un jeu d’échec tri-dimensionnel. Plateau supérieur : le pouvoir militaire entre les états. Les États-Unis sont l’unique super-puissance, et il y a de fortes chances que cela demeure ainsi pour les deux ou trois décennies à venir. La Chine ne remplacera pas les États-Unis sur ce plateau militaire. Le plateau du milieu dans ce jeu d’échec tri-dimensionnel : le pouvoir économique entre les états. Le pouvoir est multi-polaire. Il y a des contre-poids. Les États-Unis, l’Europe, la Chine, le Japon peuvent s’équilibrer les uns les autres. Le plateau du bas de ce jeu tri-dimensionnel : le plateau des relations internationales, ce qui traverse les frontières en dehors du contrôle des gouvernements, des choses comme les changements climatiques, le trafic de drogue, les flux financiers, les pandémies, toutes ces choses qui traversent les frontières en dehors du contrôle des gouvernements, il n’y a personne de responsable. Cela n’a pas de sens de dire que c’est uni-polaire, ou multi-polaire. Le pouvoir est distribué de manière chaotique. Le seul moyen de résoudre ces problèmes — et c’est de là que viendront les plus grands défis de notre siècle –est par la coopération, en travaillant ensemble, ce qui signifie que la puissance douce devient plus importante, cette capacité à organiser des réseauxpour régler ce genre de problèmes et d’être capable d’obtenir de la coopération.
Autrement dit, lorsque nous réfléchissons à la question du pouvoir au 21e siècle, il faut s’écarter de cette idée que le pouvoir est toujours un jeu à somme nulle — mon profit est ta perte, et vice versa. Le pouvoir peut également être une somme positive, où ton profit peut être mon profit. Si la Chine développe une sécurité énergétique plus importante et une capacité plus grande à régler ses problèmes d’émissions de carbone, c’est bon pour nous comme pour la Chine et pour tous les autres. De ce fait, donner les moyens à la Chine de régler ses propres problèmes de carbone est bon pour tout le monde, et ce n’est pas un jeu à somme nulle, je gagne, tu perds. C’est un jeu où nous gagnons tous. Par conséquent, lorsque nous pensons au pouvoir dans notre siècle, il faut s’écarter de l’idée que tout n’est que « je gagne, tu perds ». Ceci dit, je ne veux pas être trop bisounours à ce sujet. Les guerres persistent. Le pouvoir persiste. La puissance militaire est importante. Préserver les équilibres est important.Tout cela persiste encore. La force brute existe, et existera toujours. Cependant, à moins d’apprendre à conjuguer la force brute avec la puissance douce pour concevoir une stratégie que j’appelle la puissance intelligente, vous n’arriverez pas à affronter le nouveau genre de problèmesque nous rencontrons.
La question clé qui se pose, lorsque nous considérons tout cela, est de savoir comment travailler ensemble à produire des biens publics mondiaux, dont tout le monde pourra bénéficier ?Comment définissons-nous nos intérêts nationaux de façon à ce que cela ne soit pas un jeu à somme nulle, mais à somme positive. Ainsi, si nous définissons nos intérêts, par exemple, pour les États-Unis, la manière dont la Grande-Bretagne a défini ses intérêts durant le 19e siècle,en conservant un système commercial ouvert, une stabilité monétaire, et une liberté sur les mers –tous cela était bon pour la Grande-Bretagne, et bon pour les autres également. Au 21e siècle, nous devons procéder de manière analogue.Comment pouvons-nous produire des biens public mondiaux, qui sont bons pour nous, tout en étant bons pour tout le monde ? Et ce sera ça le bon côté des choses dans nos sujets de réflexionsur le pouvoir au 21e siècle.
Il y a des moyens de définir nos intérêts de façon à ce que, tout en nous protégeant par la force brute, nous puissions nous organiser en réseaux avec d’autres pour produire non seulement des biens publics, mais des moyens d’améliorer notre puissance douce. En regardant les commentaires émis à ce sujet, je suis impressionné par le fait que lorsque Hillary Clinton a décrit la politique étrangère de l’administration Obama, elle a dit que la politique étrangère de l’administration Obama serait un pouvoir intelligent, selon ses mots, « utilisant tous les outils de notre boîte à outils de politique étrangère.» Et si nous devons surmonter ces deux grands changements de pouvoir que j’ai décrits, le changement de pouvoir représenté par la transition entre les états, et le changement de pouvoir représenté par la diffusion du pouvoir hors des états, nous allons devoir développer une nouvelle façon de nous représenter le pouvoir dans laquelle nous conjuguons la force brute avec la puissance douce, afin de mener une stratégie de puissance intelligente. Et c’est la bonne nouvelle que j’apporte. Nous pouvons le faire.
Merci beaucoup.
(Applaudissements)